Après Les patrons des patrons : histoire du Medef (Odile Jacob, 2013) et l’ouvrage collectif Patrons en France (La Découverte, 2017), Michel Offerlé, professeur émérite à l’ENS-Ulm, engage une réflexion sur le mot « patron »[1], un mot qui contient une pluralité de connotations sur lesquelles le sociologue exerce son regard critique.
Chargé de représentations sociales — parfois fantasmées, souvent conflictuelles —, le mot « patron » évoque autant de figures héroïques que des stéréotypes négatifs. Michel Offerlé, celui que l’on surnomme « LE sociologue du patronat », déploie la rigueur qu’on lui connaît, mêlant sa discipline à l’histoire pour éclairer les pratiques des patron·ne·s. Car que dit la langue de notre rapport au pouvoir ? Les mots, lorsqu’ils sont investis d’une charge idéologique, façonnent les perceptions. Dans le cas du terme « patron », cette ambivalence se retrouve entre l’image paternaliste du XIXᵉ siècle, le manager moderne du XXIᵉ siècle et la figure controversée de l’entrepreneur. Offerlé dépeint un univers où les mots se confrontent à des réalités mouvantes, parfois contradictoires.
Idéologie et glissement sémantique
Offerlé inscrit donc son analyse dans une réflexion sur les bouleversements linguistiques de notre époque. À ses yeux, le détournement des mots n’est pas le fruit du hasard, mais le résultat d’une dérégulation idéologique qui altère leur sens. Ce glissement sémantique, loin d’être anodin, conditionne notre compréhension du travail, de la justice et des rapports sociaux.
La réponse à cette manipulation linguistique passe, selon Offerlé, par une réappropriation des termes. À travers cet ouvrage, l’auteur s’emploie à déconstruire les caricatures associées au patronat et à révéler les mécanismes idéologiques qui sous-tendent ces représentations.
Pour cela, le sociologue retrace l’histoire du mot. Au XIXᵉ siècle, particulièrement après 1830, le terme « patron » émerge politiquement et juridiquement en tant que chef d’une unité économique. Dès lors, cette désignation renvoie également au patronage puis au paternalisme, mélangeant un sentiment de devoir protecteur avec une surveillance nécessaire.
À partir de la seconde moitié du XXᵉ siècle, le mot s’étend en sens et s’éloigne parfois du cadre familial ; le patron nominal des grands groupes mondialisés est souvent un « dirigeant », manager ou PDG, désigné et contrôlé par des actionnaires qui en sont les véritables propriétaires.
Au XXIᵉ siècle enfin survient l’ère des entrepreneurs, écartant la symbolique ambiguë du mot « patron » au sein des start-up, des autoentrepreneurs ou des entrepreneurs par nécessité — ces derniers étant bien plus nombreux qu’il n’y paraît. Tous sont engagés dans la cause de l’entrepreneuriat, symbole de la modernité et de l’accomplissement au travail.
La fabrique du patron
Entre la figure de l’exploiteur et celle du superhéros, Offerlé dévoile les contours de la fabrique du patron : leurs entourages, leurs engagements collectifs, leurs goûts, leurs valeurs (fierté, autonomie, « laissez-nous faire », engagement, soucis de féminisation et d’écologie) et leurs répulsions (« petits patrons contre grands patrons », défiance vis-à-vis de l’État).
À noter que cet ouvrage s’inscrit dans une collection dirigée par Christophe Granger, qui se veut une série d’essais courts et incisifs. Chacun de ces textes se concentre sur un mot ou un concept détourné par le pouvoir, avec pour objectif de le libérer de ses représentations communes et souvent instrumentalisées. Offerlé y apporte sa contribution en s’attaquant à un mot emblématique des transformations sociales et économiques contemporaines. Un mot qui reste dans l’ADN du CJD, même si depuis 1968, celui-ci lui a préféré le mot « Dirigeants », révélateur de l’époque.
[1] Michel Offerlé, Patron, Anamosa Éditeur, 2024.