A quoi servent les dystopies ?

Selon le philosophe John Gray, ceux-lĂ  mĂŞmes qui tentent de rabattre le phĂ©nomène politique Donald Trump au fascisme sont ceux-lĂ  mĂŞmes qui, dans les annĂ©es trente, auraient Ă©tĂ© les plus Ă  mĂŞme d’y succomber eux-mĂŞmes…

Le philosophe anglais John Gray dans un article de l’hebdomadaire intellectuel New Statesman. partait de l’explosion des ventes de 1984 de George Orwell suite Ă  l’utilisation, par les conseillers de Donald Trump, de l’expression « vĂ©ritĂ© alternative ». Il rapprochait cette notion Ă©trange de la « novlangue » utilisĂ©e par le pouvoir dans le roman d’Orwell.

John Gray, quoique spécialiste éminent de l’histoire de la philosophie politique, y constate la relative impuissance de sa discipline face à des phénomènes comme Trump. On ne saurait parler de fascisme – ça n’a rien à voir, selon lui. Et le terme de populisme est bien trop vague. C’est pourquoi la lecture des dystopies, ces contre-utopies littéraires lui paraît une bonne manière de tenter de comprendre ce qui est à l’œuvre, en ce moment, dans la sphère politique.

Outre 1984, sa liste comporte bien des livres que nous ne lisons plus, ou qui n’ont pas bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une traduction en français. Bien sĂ»r, nous avons tous en mĂ©moire Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley. PubliĂ© en 1932, c’est une brillante satire de ce qu’on a appelĂ© par la suite « l’ingĂ©nierie sociale ». Mais cela ne nous apprend rien sur le trumpisme.

Par contre, le roman de Sinclair Lewis, Ă§a ne peut pas arriver ici, publiĂ© en 1932, aux Etats-Unis, apparaĂ®t, lui, comme Ă©trangement prophĂ©tique. Car c’est l’histoire d’un flamboyant politicien, Buzz Windrip, qui remporte les Ă©lections prĂ©sidentielles, en exploitant les rancĹ“urs populaires contre les Ă©lites, en particulier les grandes entreprises. Il promet un redĂ©marrage de l’économie. Mais il ne tarde pas Ă  plonger dans des scandales qui provoquent son remplacement par un de ses ministres. Celui-ci est balayĂ© Ă  son tour par un coup d’Etat militaire, alors que les Etats-Unis entrent en guerre contre le Mexique. Croisons les doigts pour que le roman de Sinclair Lewis ne se rĂ©vèle pas prĂ©monitoire…

Plus près de nous, le fameux roman de Philipp Roth, Le complot contre l’AmĂ©rique, publiĂ© en 2004 est Ă©galement une dystopie. Sous la forme de ce qu’on appelle counterfactual history, le cĂ©lèbre romancier raconte ce qui aurait pu se passer aux Etats-Unis, si le cĂ©lèbre aviateur Charles Linbergh, archipopulaire dans les annĂ©es trente, avait battu Roosevelt aux Ă©lections. AntisĂ©mite et grand admirateur du Reich hitlĂ©rien, Lindbergh aurait très vraisemblablement refusĂ© l’entrĂ©e en guerre des Etats-Unis aux cĂ´tĂ©s de la Grande-Bretagne : un très fort pourcentage de l’opinion amĂ©ricaine Ă©tait hostile alors Ă  une telle intervention. Progressivement, les Etats-Unis seraient passĂ©s de l’isolationnisme au rapprochement avec le Reich, que personne n’aurait pu dĂ©fier dorĂ©navant sur le continent europĂ©en…

John Gray trouve encore plus intéressant un livre paru en 1937, sous le nom d’emprunt de Murray Constantine, La nuit de la svastika. Il était l’œuvre d’une militante féministe, Katharine Burdekin. Elle montrait à quoi ressemblerait, plusieurs siècles plus tard, une Europe entièrement nazifiée : un ordre néo-médiéval, dans lequel aurait été établi le culte de son fondateur, Adolphe Hitler, déifié ; en remplacement des religions anciennes.

Et encore une autre fiction Ă  caractère politique, John Gray a tout lu : L’aĂ©rodrome. Une histoire d’amour. Paru en 1941, son auteur Ă©tait un intellectuel de gauche britannique, Rex Warner. Il y met en scène le conflit allĂ©gorique entre les gens du village et les gens de l’aĂ©rodrome voisin. Les premiers vivent dans un Ă©tat chaotique et sordide. Les seconds ont Ă©tĂ© amenĂ©s Ă  rĂ©cuser tous les liens sociaux qui « enterrent » – tels que le mariage, la propriĂ©tĂ©, l’enracinement local. Ils entreprennent de transformer la conscience des gens du village. Mieux que beaucoup, Rex Warner a su montrer en quoi le fascisme a pu ĂŞtre terriblement attirant pour bien des intellectuels des annĂ©es 30. Elitistes, mĂ©prisant les masses et la dĂ©mocratie, ils aspiraient Ă  un gouvernement de l’intelligence, Ă  un pouvoir Ă©clairĂ© par la science.

HG Wells, qui a lui-mĂŞme connu cette tentation fasciste, la met en scène dans le film de science-fiction Les mondes futurs, de 1936, tirĂ©s d’un de ses romans et dont il a Ă©crit le scĂ©nario. La guerre a fait rĂ©gresser l’humanitĂ© jusqu’à une sorte de Moyen Age. Mais des aviateurs parcourent ces tribus dissĂ©minĂ©es pour les rassembler dans un « Etat mondial » oĂą les divisions nationales et religieuses seront abolies. Et John Gray d’interroger, moqueur : n’est-ce pas le rĂŞve de nombre de ceux qui critiquent aujourd’hui le populisme ?

Selon John Gray, il nous faut renoncer aux lentilles convenues, si nous voulons comprendre ce qui est en train de se jouer. Et Ă  cet Ă©gard, l’évocation du fascisme face Ă  des phĂ©nomènes politiques dĂ©rangeants comme Donald Trump, Marine Le Pen, ou Geert Wilders n’est pas pertinent. Car « le fascisme Ă©tait plus sĂ©duisant pour les intellectuels et plus moderne que beaucoup de ceux qui craignent son retour ne l’ont compris Â».

Ce Ă  quoi nous assistons, c’est Ă  un effondrement des traditions politiques qui prĂ©valaient depuis la fin de la guerre froide. Tout ce qui en demeure, c’est – je cite – « une collection d’orthodoxies malodorantes et de hurlements d’autosatisfaction indignĂ©e Â». Le paysage intellectuel dans lequel nous avions pris l’habitude de penser le monde s’effondre. Il faut le penser Ă  nouveaux frais sans plaquer sur la nouvelle rĂ©alitĂ© les cauchemars d’autrefois. Et c’est dans la fiction qu’on a le plus de chances de percevoir les directions dans lesquelles nos sociĂ©tĂ©s sont engagĂ©es. En France, nous avons Houellebecq, qui fait ça pas trop mal…

À l’affût des nouvelles parutions sur les 5 continents, livres, revues, articles, imprimés ou numériques, Brice Couturier lit pour vous, avec l’appétit qui le caractérise, tout ce qui lui passe par la main et vous en propose la synthèse. Le Tour du monde des idées, c’est tous les jours à 11 h 50 sur France Culture.

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