Le monde d’après : vers la domination chinoise ?

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Le prestige et l’autorité de la Chine dans le monde atteignent un nouveau sommet. Symétriquement à la dévalorisation du leadership des États-Unis et à leur retrait d’un grand nombre de théâtres, la Chine avance ses pions partout à la fois. Mais le « modèle chinois » peut-il durablement convaincre ?

Après une gestion de crise désastreuse, au départ, au point que « les experts avaient songé à un moment Tchernobyl et spéculé sur une nouvelle ère de réformes en Chine, voire même sur un effondrement du régime », le pouvoir communiste chinois apparaît paradoxalement comme le grand vainqueur de la crise du COVID-19. Son autorité sur le pays, qu’on disait ébranlée, sort renforcée d’une manière inimaginable.

Peu de gens avaient prédit un tel retournement de situation.

Yanzhong Huang, du Council on Foreign Relations, dans la revue. Foreign Affairs

Comment Xi Jinping, seul maĂ®tre Ă  bord, est-il parvenu Ă  retourner la situation d’une manière aussi magistrale ? Cette situation est-elle durable ? Le « modèle chinois Â» de capitalisme d’Etat, gĂ©rĂ© par un Parti communiste dictatorial, peut-il durablement convaincre l’opinion mondiale de sa prĂ©tendue supĂ©rioritĂ© sur le modèle des dĂ©mocraties libĂ©rales occidentales ?

Propagande chinoise : de quelques Ă©lĂ©ments de discours

La Chine a d’abord procĂ©dĂ© Ă  un formidable dĂ©ploiement de propagande, notamment analysĂ© par le politologue Salvatore Babones dans Foreign Policy. PĂ©kin a mis en scène l’envoi de masques de protection, de respirateurs et mĂŞme de mĂ©decins Ă  des pays dont les moyens sanitaires Ă©taient manifestement dĂ©bordĂ©s par l’épidĂ©mie. 

En Europe, ce fut particulièrement le cas de l’Italie, oĂą elle a Ă©tabli une solide tĂŞte de pont. Non seulement, le ministre des Affaires Ă©trangères, Luigi Di Maio, du Mouvement Cinq-Etoiles, est un prochinois dĂ©clarĂ©. Mais le Premier ministre lui-mĂŞme, Giuseppe Conte, Ă©galement proche de Cinq Etoiles, a embarquĂ© son pays dans l’Initiative Ceinture et Route (nouvelles routes de la soie), pilotĂ©e par la Chine, pour favoriser son expansion vers l’Occident europĂ©en. « Il espĂ©rait probablement une vague d’investissement chinois pour booster l’économie italienne moribonde Â» Ă©crit Babones. En vain.

Il aurait dĂ» se souvenir que l’épidĂ©mie de peste bubonique qui ravagea les villes commerçantes du nord de l’Italie, au dĂ©but du XIVe siècle, avait empruntĂ© ces fameuses « routes de la soie Â» et qu’elle Ă©tait nĂ©e en Chine. 

Aujourd’hui, les autoritĂ©s chinoises s’indignent qu’on puisse rappeler que le COVID-19, comme le SRAS, est originaire de Chine. Elles traitent de « racistes Â» ceux qui osent mentionner le rĂ´le jouĂ©, dans le cas des deux Ă©pidĂ©mies, par les marchĂ©s d’animaux vivants (wet markets). Le reste du monde devrait leur demander pourquoi elles n’ont pas procĂ©dĂ© Ă  l’interdiction d’une pratique dont la dangerositĂ© avait Ă©tĂ© amplement dĂ©montrĂ©e. 

« Pour dĂ©tourner l’attention de ces faits, le Parti communiste chinois s’est Ă©vertuĂ© Ă  tourner Ă  l’avantage de sa propagande la pandĂ©mie de coronavirus Â» Ă©crit Mattia Ferraresi dans Foreign Policy.  Dans ce registre, les responsables n’ont pas hĂ©sitĂ© devant l’usage des arguments les plus grossiers : l’épidĂ©mie aurait Ă©clatĂ© en Italie, oĂą « d’étranges cas de pneumonie Â» auraient Ă©tĂ© repĂ©rĂ©s, dès le mois de novembre par le directeur de l’Institut Mario Negri de pharmacologie de Milan, Giuseppe Remuzzi.  Celui-ci a niĂ© catĂ©goriquement qu’il ait pu s’agir du COVID-19. 

La propagande chinoise a Ă©galement insinuĂ© que le coronavirus avait pu ĂŞtre apportĂ© Ă  Wuhan par un athlète de l’équipe amĂ©ricaine, dans le cadre des Jeux militaires mondiaux d’octobre 2019. Hors de Chine, peu de gens prennent de telles allĂ©gations au sĂ©rieux. 

Quarantaine, confinement : quand un rĂ©gime autoritaire prend l’avantage

L’opinion internationale en revanche est réceptive à l’argument, matraqué par les médias chinois, selon lequel la Chine aurait su bien mieux gérer l’épidémie que les puissances occidentales. Son régime, certes autoritaire, se serait révélé plus efficace que le libéralisme occidental pour contrer la propagation du virus.

Mais au cours des deux derniers mois, la Chine a repris le contrôle de l’épidémie par des mesures draconiennes. Le gouvernement a bouclé la ville de Wuhan, suspendu les transports entre villes, fermé les lieux d’attraction et interdits les rassemblements publics. Il a déployé des mesures de test agressives et placé en quarantaine des milliers d’individus considérés comme « à haut risque » dans des centres de quarantaine. Parce que les hôpitaux étaient débordés, beaucoup des patients malades du COVID-19 sont morts chez eux. Avec pour résultat, qu’ils ne figurent pas dans le décompte des décès.

Yanzhong Huang, 13 avril 2020.

Aujourd’hui, le journal gouvernemental chinois, Global Times, triomphe. Il relaie la propagande gouvernementale, selon laquelle les dirigeants chinois, guidĂ©s par leur idĂ©ologie communiste, auraient privilĂ©giĂ© la santĂ© de leur population, quand ceux des dĂ©mocraties occidentales, obnubilĂ©es par leur logique capitaliste, auraient favorisĂ© les exigences de leurs Ă©conomies au dĂ©triment d’une logique sanitaire :

Les États-Unis ont Ă©chouĂ© Ă  stopper l’épidĂ©mie de coronavirus, malgrĂ© des avertissements rĂ©pĂ©tĂ©s. C’est la politique qui a dominĂ© leur prise de dĂ©cision. C’est la mĂŞme logique qui prĂ©vaut en ce moment. Les USA et l’Europe se concentrent davantage sur le retour de l’activitĂ© Ă©conomique que sur le nombre d’infections et de morts. (…) Parce que les USA sont un pays capitaliste, après tout, oĂą le maintien de l’activitĂ© Ă©conomique reçoit une prioritĂ© supĂ©rieure Ă  l’humanitarisme et est le moyen fondamental de continuer Ă  faire fonctionner la sociĂ©tĂ©. Global Times, 14 avril 2020

Chine : une puissance dĂ©sormais pleinement assumĂ©e

Les dirigeants ont compris, sans doute avant ceux du monde capitaliste et dĂ©mocratique, que la gestion de l’épidĂ©mie allait constituer un test, non seulement pour chaque gouvernement des Etats de la planète individuellement, mais pour les systèmes de gouvernance actuellement en compĂ©tition. « DĂ©montrer Ă  leurs citoyens qu’ils peuvent gĂ©rer la crise du COVID-19 _va rapporter aux leaders du capital politique_. Mais ceux qui Ă©chouent vont difficilement rĂ©sister Ă  la tentation de blâmer les autres pour leur Ă©chec Â» Ă©crit Robin Niblett, le directeur du plus fameux think tank britannique, Chatham House. « Comme cela a toujours Ă©tĂ©, l’histoire sera Ă©crite par les vainqueurs â€“ les vainqueurs de la crise du COVID-19 Â» Ă©crit de son cĂ´tĂ©, John Allen, le prĂ©sident de la Brookings Institution, l’un des plus importants think tanks amĂ©ricains.

La propagande chinoise insiste sur la nĂ©cessitĂ© de coopĂ©ration internationale, de mĂŞme que PĂ©kin s’est prĂ©sentĂ©, ces dernières annĂ©es, comme garant de la poursuite du mouvement de libĂ©ralisation des Ă©changes commerciaux Ă  travers le monde. Par opposition au repli des AmĂ©ricains sur eux-mĂŞmes, Ă  la guerre commerciale lancĂ©e par Donald Trump, la Chine se pose en championne du multilatĂ©ralisme et de la coopĂ©ration internationale. 

« La population amĂ©ricaine a perdu foi en la mondialisation et dans le commerce international. Les accords internationaux lui paraissent toxiques, Trump ou pas. Par contraste, la Chine n’a pas perdu la foi Â» Ă©crit Kishore Mahbubani. Et le fameux essayiste et universitaire de Singapour de l’expliquer ainsi : la Chine a pris conscience que le « siècle d’humiliation Â» qu’elle a subi entre 1842 et 1949 a rĂ©sultĂ© de la tentative de ses dirigeants de l’époque de se couper du monde. Aujourd’hui, au contraire, elle a acquis une grande confiance en elle-mĂŞme et entend jouer un rĂ´le majeur sur la scène mondiale.

Dans ses relations avec le monde, et en particulier les puissances occidentales, PĂ©kin tient le discours des « avantages mutuels Â» et du multilatĂ©ralisme, Ă©crivent Lavina et John Lee dans The American Interest. Mais dans sa propre zone gĂ©ographique, en Asie du Sud-est, le discours tenu en direction des voisins est très diffĂ©rent. LĂ , la Chine prĂ©tend exercer une autoritĂ©, bienveillante, mais ferme, en raison de la supĂ©rioritĂ© de sa puissance et de celle de sa civilisation. 

Aujourd’hui, Pékin ne cache plus vouloir dominer les pays de cette zone et l’organiser selon ses propres normes, et en fonction de ses intérêts. La crise du coronavirus pourrait même être une occasion de renforcer d’un cran supplémentaire la pression qu’elle exerce sur ses voisins. La Chine a militarisé un certain nombre d’îlots artificiels en mer de Chine. Elle y menace la liberté de navigation à partir de ces bases militaires. L’époque Deng Xiaoping, où les dirigeants communistes mettaient en avant les retards et vulnérabilités de leur pays pour justifier l’impétuosité de sa marche en avant est terminée. Avec Xi Jinping, on est entré dans une nouvelle ère, où Pékin exige que la prééminence de la Chine soit reconnue.

Avant Xi Jinping, la Chine insistait désespérément sur son sentiment de vulnérabilité et l’étendue des défis intérieurs, de manière à contrer les craintes que provoquait son accumulation de pouvoir. Depuis 2014, cependant, la Chine fait étalage de sa puissance, au lieu de la minimiser. Et elle tend à dissimuler, plutôt qu’à mettre en lumière ses vulnérabilités.

Lavina Lee et John Lee, 10 avril 2020

Un système de relations hiérarchiques dont la Chine assumerait le sommet, au bénéfice de ses voisins asiatiques

Elle menace sérieusement les intérêts des États-Unis en poussant leurs vieux alliés, tels que les Philippines et la Thaïlande, ou plus récents comme le Vietnam, à abandonner un protecteur aussi lointain géographiquement qu’inconstant politiquement. Elle promeut, en outre, son système socio-économique qui garantirait la stabilité et présente le capitalisme américain comme court-termiste et agité de crises périodiques, source d’instabilité politique, moins efficace économiquement que son propre modèle d’économie administrée. 

Envers l’Asie du Sud-est, il y a une insistance croissante sur la permanence et grandeur de la civilisation chinoise, en tant que base immuable d’un système de relations hiérarchiques – mais stable et bienveillant.

Lavina Lee et John Lee, 10 avril 2020

Les petits Etats ne sont pas considĂ©rĂ©s par PĂ©kin comme des Ă©gaux, mais comme infĂ©rieurs par la puissance et la culture. La Chine leur fait miroiter un système hiĂ©rarchisĂ©, mais harmonieux, dont elle occuperait le sommet au bĂ©nĂ©fice de tous. Ce qu’exprime une citation fameuse de Xi Jinping « Lorsque le niveau de l’eau est haut dans le grand fleuve, les petites rivières ne sont jamais Ă  sec. Â»

Grâce Ă  sa puissance politique et militaire en construction, la Chine se prĂ©sente comme une alternative autoritaire et efficiente au « _chaos et aux dysfonctionnements des dĂ©mocraties libĂ©rales. En fait, c’est le contraire qui est vrai. Xi et le Parti communiste sont engagĂ©s dans une course ambitieuse extĂ©rieure qui se rĂ©vĂ©lera risquĂ©e et coĂ»teuse, tout en dissimulant de rĂ©elles faiblesses intĂ©rieures. Â» _concluent Lavina et John Lee. Le niveau d’endettement, public et privĂ©, du pays est inquiĂ©tant. Les gouvernements provinciaux rencontrent de plus en plus de difficultĂ©s Ă  fournir les biens publics et Ă  financer les programmes sociaux. 

Face à la Chine, le pouvoir de résilience des démocraties occidentales

En outre, la recomposition des chaĂ®nes d’approvisionnement mondiales qui succĂ©dera inĂ©luctablement Ă  la crise actuelle va frapper « l’atelier du monde Â», qui continue Ă  dĂ©pendre massivement des importations pour les composants high-tech. Les relocalisations, envisagĂ©es par de nombreux gouvernements occidentaux, seront rendues possibles par la robotisation et les imprimantes 3D.  C’est en tous cas ce vers quoi se dirige l’économie allemande, Ă  en croire Gerd Gigenrenzer du Max Planck Institut de Berlin. 

C’est pourquoi il ne faut pas décréter trop vite « le basculement du leadership » de Washington vers Pékin, à l’occasion de la crise actuelle, estiment de nombreux observateurs. Les conditions sanitaires en Chine « demeurent déplorables » écrit ainsi Olivier Hassid, directeur de la revue Sécurité et stratégie sur le site telos-eu. Un tiers de la population n’a pas accès direct à l’eau potable.

A contrario, l’Occident, malgré ses atermoiements, démontre une résilience étonnante, malgré les informations partielles dont il disposait jusqu’à très récemment encore sur le virus.

Olivier Hassid, 8 avril 2020

Et le directeur de la revue SĂ©curitĂ© et stratĂ©gie de souligner les trois lignes de force des dĂ©mocraties occidentales :

  • « La connaissance est un bien public en Occident ». Il n’y a pas de vĂ©ritĂ© d’Etat. La recherche scientifique est ouverte, libre et les dĂ©bats contradictoires se dĂ©roulent devant le grand public, comme l’ont montrĂ©, en France, les controverses portant sur la chloroquine.
  • La numĂ©risation de nos Ă©conomies va connaĂ®tre une accĂ©lĂ©ration, du fait du passage de très nombreux actifs au tĂ©lĂ©travail. L’intelligence collective, dans nos dĂ©mocraties, bĂ©nĂ©ficiera toujours d’un avantage, parce que la discussion y est libre et sans tabous. 
  • En Europe, en particulier, nos systèmes Ă©conomiques et sociaux ont su faire preuve d’une rĂ©silience exemplaire. Des « sommes inouĂŻes ont Ă©tĂ© injectĂ©es dans l’économie pour soutenir les populations et notamment les plus fragiles. »

Francis Fukuyama aurait donc raison d’écrire, dans The Atlantic, que « le pouvoir dĂ©mocratiquement lĂ©gitimĂ© est plus durable, Ă  long terme, que l’autoritĂ© des dictatures. Â»


CrĂ©dits : France Culture

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