Dans toute organisation, l’incertitude est omniprésente. Elle ne représente pas seulement une contrainte à gérer, mais une ressource stratégique pour ceux qui savent l’exploiter. Michel Crozier, dans Le Phénomène bureaucratique (1963), place cette notion au cœur de son analyse des organisations. En s’appuyant sur l’observation des comportements humains, il montre que les « zones d’incertitude » structurent les interactions entre acteurs et influencent les rapports de pouvoir.
Qu’est-ce que l’incertitude ? Pour Crozier, elle désigne tout ce qui échappe au contrôle d’une organisation : des connaissances spécifiques, des aléas techniques ou encore des imprévus liés au comportement humain. Dans ce cadre, chaque acteur, qu’il soit ouvrier ou dirigeant, cherche à maintenir ou élargir sa zone d’incertitude pour préserver son autonomie ou accroître son influence.
Prenons l’exemple d’une usine où les ouvriers d’entretien maîtrisent seuls les techniques de réparation des machines. Leur savoir-faire leur permet de contrôler une partie essentielle du fonctionnement de l’entreprise. Cette maîtrise constitue une zone d’incertitude pour les dirigeants, incapables d’agir sans leur concours. Ce rapport de dépendance crée un levier de pouvoir pour ces ouvriers, qui peuvent ralentir ou accélérer les réparations selon leurs intérêts.
Plus de contrôle, plus d’incertitude
Face à cette incertitude, les dirigeants tentent de reprendre la main en instaurant de nouvelles règles et procédures. Ces dispositifs visent à réduire la dépendance aux ouvriers d’entretien en cadrant strictement leurs interventions. Cependant, ces règles, loin de résoudre le problème, engendrent des effets pervers : elles rigidifient l’organisation, limitent la souplesse des acteurs et alimentent des stratégies de contournement.
Les ouvriers, frustrés par cette perte d’autonomie, jouent sur les failles des procédures pour réaffirmer leur pouvoir, parfois en ralentissant les réparations ou en invoquant la complexité des règles pour justifier des retards. Cette situation force les dirigeants à ajouter encore plus de règles, aggravant le problème. Ainsi naît ce que Crozier appelle le « cercle vicieux bureaucratique », où chaque tentative de contrôle accroît l’incertitude qu’elle cherchait à éliminer. « Domineront alors ceux des acteurs qui seront capables d’affirmer et d’imposer leur maîtrise des incertitudes les plus cruciales », peut-on lire dans L’acteur et le système (1977), coécrit avec Erhard Friedberg.
Une critique de la rationalité organisationnelle
La réflexion de Crozier s’inscrit en rupture avec la pensée de Max Weber, pour qui l’organisation bureaucratique est le modèle idéal de rationalité et les règles impersonnelles, la hiérarchie claire et la spécialisation des rôles assurent une efficacité optimale. Crozier renverse cette perspective : l’incertitude, loin d’être un dysfonctionnement marginal, est une composante structurelle de toute organisation. La multiplication des règles, censée réduire l’incertitude, finit par créer une « rationalité limitée » où les acteurs se concentrent davantage sur la manipulation des règles que sur les objectifs initiaux de l’organisation.
Là où Weber voit une structure logique et ordonnée, Crozier révèle un espace de tensions, d’ajustements et de stratégies. L’incertitude, dans cette optique, n’est pas un obstacle à éliminer, mais une réalité à comprendre… et à gérer intelligemment.
Réhabiliter l’incertitude dans la gestion des organisations
L’apport fondamental de Crozier est de replacer les relations humaines au centre de l’analyse organisationnelle. Dans un monde où les règles et les normes se multiplient, son concept de zone d’incertitude reste d’une pertinence et d’une acuité remarquable.
Pour les dirigeants, cela implique un changement de paradigme difficile à admettre pour beaucoup : au lieu de chercher à réduire à tout prix l’incertitude par des mécanismes de contrôle, nous devons apprendre à la considérer comme une donnée inévitable. Accepter l’incertitude, c’est reconnaître que les acteurs ont des logiques propres, des besoins spécifiques et des marges de manœuvre qui ne peuvent être supprimées sans risquer de déséquilibrer l’ensemble du système.
Conséquence : cette posture invite à privilégier le dialogue et la coopération plutôt que l’imposition de règles. En valorisant les compétences des acteurs et en construisant une relation de confiance, les organisations peuvent transformer l’incertitude en une opportunité d’adaptation et d’innovation.