Cessez de vous indigner !

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© Can Stock Photo / gina_sanders

StĂ©phane Hessel a publiĂ© un essai remarquĂ©, « Indignez-vous ! Â», qui faisait de l’indignation le point de dĂ©part de tout changement. Si nous Ă©tions capables, collectivement, de nous indigner, alors le monde deviendrait autre.

PensĂ©e vide, justification du terrorisme, radicalitĂ© non assumĂ©e, l’ouvrage a dĂ©jĂ  fait l’objet d’un certain nombre de critiques auxquels l’autre a rĂ©pondu dans son autre ouvrage, Ă©crit prĂ©alablement, mais publiĂ© ultĂ©rieurement : « Engagez-vous ! Â».

Le poison de l’indignation

Rien que le titre pourrait en effet rĂ©pondre Ă  la critique que je voudrais formuler. Mais il semble que le mal avait Ă©tĂ© fait et que l’antidote n’a pas eu le mĂŞme succès que le poison. Je parle en effet du poison de l’indignation : poison pour soi, poison pour la sociĂ©tĂ©.

Cela tient Ă  ceci : l’indignation est un commentaire, une façon de regarder le monde de l’extĂ©rieur, au nom de valeurs tout aussi extĂ©rieures et de juger telle personne ou telle institution au nom de ce qu’elle devrait faire, ĂŞtre, au nom parfois de sa simple existence. Une forme caractĂ©ristique de l’indignation dont je veux parler est de poster ou commenter sur les rĂ©seaux sociaux. Assis dans son fauteuil, dans la pĂ©nombre d’une chambre avec pour seule lumière l’éclat de l’écran, qu’il est facile de critiquer ceux qui Ĺ“uvrent dans le monde et sont, eux, aux prises avec un rĂ©el autrement plus difficile Ă  domestiquer qu’un clavier d’ordinateur.

Un poison pour la sociĂ©tĂ© : l’indignation, le plus souvent, est un commentaire sans prise avec le rĂ©el. Elle se fait au nom d’une utopie qui, en gĂ©nĂ©ral, n’est d’ailleurs pas nommĂ©e. Elle fait donc fi des contraintes du rĂ©el, des circonstances qui ont prĂ©sidĂ© aux actions de ceux qu’elle cible. Autrement dit, elle est un procès Ă  charge dont la loi est connue du seul indignĂ©. Cette critique, pourtant, n’est pas sans effet : elle ronge doucement la confiance envers les institutions, envers ceux qui nous gouvernent ou qui agissent dans la sociĂ©tĂ©. Non que ceux-ci soient Ă  l’abri de toute critique : l’indignation cependant est une forme inique de jugement. Qui plus est, son caractère englobant vise davantage l’existence mĂŞme des personnes ou institutions que certains de leurs faits et gestes. Parce que je suis indignĂ©, mon combat est pur et j’ai finalement tous les droits. Ce n’est pas, me semble-t-il, une voie de « vivre ensemble Â».

Un poison pour soi : dans la chanson de Cabrel, Dieu s’assoit sur le rebord du monde et pleure sur l’état de celui-ci. S’indigner est faire peu ou prou la mĂŞme chose (Ă  part que nous ne sommes pas Dieu), c’est-Ă -dire se mettre en dehors du monde et de ses contingences. Au fond, adopter une posture d’indignĂ©, c’est se condamner Ă  l’exil pour n’avoir de notre pays (au sens large) que des nouvelles lointaines. L’indignation est une forme possible de rupture de lien avec le collectif.

Un engagement véritable

Je peux tempĂ©rer cette charge avec le fait que, bien entendu, nous pouvons tous vivre de l’indignation. Qu’elle soit cependant un point de dĂ©part, un aiguillon vers d’autres formes de regard ou d’action. Si, en effet, l’indignation est le commencement d’un engagement, alors ma critique cesse. Ă€ condition toutefois qu’il s’agisse d’un vĂ©ritable engagement et non d’une simple mise en acte de l’indignation. Car il y a dans ce domaine la mĂŞme possibilitĂ© de « passage Ă  l’acte Â», autrement dit un raccourci entre le dĂ©sir et l’action, sans passer par la rĂ©flexion et la reprĂ©sentation mentale. En ce sens, l’indignation nous met au risque du viol de la sociĂ©tĂ©.

Pour votre santĂ©, pour celle des collectifs auxquels vous appartenez, cessez de vous indigner !

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