« Dans un monde où les ressources sont finies, c’est une folie que parier sur une croissance infinie »

A mi-mandat, Mélanie Berger-Tisserand, présidente et Thomas Bourghelle, vice-président du CJD, tirent un premier bilan de leur action et évoquent l’idée de décroissance, nécessaire, mais combattue de toutes parts.

Au terme de cette première année, quelles sont vos satisfactions et vos inquiétudes ?

MBT : Quand nous considérons le passé, quand nous relisons ce que Jean Mersch a écrit, mais aussi les textes qui ont traversé le CJD depuis sa création et que le copil génération a retrouvé, nous constatons que les propos que nous tenons dans les médias sont particulièrement alignés avec l’histoire du CJD. C’est une satisfaction. Oui, ces propos sont parfois dérangeants… Ils ont cependant le mérite d’ouvrir le débat, élément fondateur de notre mandat. C’est le jeu en démocratie. Il faut l’accepter et le respecter. 

TB : De manière plus globale, je constate qu’il y a de moins en moins de place pour les associations qui essaient de porter une voix différente. Il y a beaucoup de coupes budgétaires au niveau de certaines associations qui dérangent et cela m’inquiète profondément. Le CJD n’est bien sûr pas menacé, mais je m’inquiète du sort des associations qui partagent certains de ces combats.

Quelle est la singularité de la parole du CJD ?

MBT : Elle est essentiellement due au positionnement du CJD, qui n’est pas un syndicat. Nous n’avons pas vocation à ne défendre que les intérêts du patronat. Notre spécificité nous amène à faire des propositions, à porter notre regard plus loin. Que sera le travail dans 10 ans ? Au début des années 40, le CJD travaillait sur la fin du salariat, à un nouveau pacte entre les parties prenantes de l’entreprise. Quoi de plus contemporain ? Le CJD est un mouvement de prospective, mais aussi d’expérimentation. Dans leurs entreprises, nos adhérents peuvent se permettre d’expérimenter certaines idées. Ce sont leurs retours d’expérience qui viennent alimenter nos propositions et nous donner la hauteur de vue pour nous permettre de formuler des propositions et de les porter dans les instances de décision. 85 ans d’histoire, cela donne du poids et de la légitimité dans nos actions d’influence.

 Vous portez l’idée de décroissance. C’est étonnant pour un mouvement d’entrepreneurs.

TB : Quand nous avons été élus, nous nous sommes rapprochés des différents comités de pilotage du CJD. Nous avons pris connaissance de leurs travaux et beaucoup échangé avec les équipes. Nous avons également beaucoup lu et approfondi des thématiques qui nous semblaient essentielles, dont la décroissance. Cela a d’ailleurs donné lieu à la venue de Timothée Parrique (chercheur économiste), aux Rencontres du Réseau pour notamment expliquer que la décroissance n’est en fait qu’un état transitoire vers un modèle stable : le modèle post-croissance.

Dans la représentation commune, les entrepreneurs sont forcément pro-croissance. C’est faux et nous nous en sommes rendu compte au contact de JD, mais aussi d’autres mouvements…

Beaucoup d’économistes s’y intéressent sérieusement, ce sujet est même aujourd’hui porté à l’ONU ! Nous avons très vite identifié que cette idée était en phase avec tout ce que nous portons au CJD, avec l’économie au service du vivant, avec la performance globale, avec l’entreprise à impact positif. Nous continuons donc à creuser le sujet qui est une voie qui permettra à nos entreprises de vivre en cohérence avec le monde (et son climat) d’aujourd’hui.

MBT : La première fois que j’ai entendu parler de décroissance, c’était il y a 4 ou 5 ans. Pour être tout à fait franche, j’ai alors trouvé l’idée complètement stupide. Comment pouvait-on décemment décider de décroître ? Et décroître quoi ? Le chiffre d’affaires ? Le résultat ? Et comment je fais alors pour payer mes salariés ? Et comment je fais pour me rémunérer ? Et pour assurer à mes clients le service pour lequel ils me paient ? Bref, cette idée n’avait pour moi aucun sens. Je l’ai refoulée.

Et puis… Le temps a fait son travail. Le vrai problème en fait, c’est qu’il y a une quantité impressionnante de personnes qui s’expriment en parfaite méconnaissance du sujet. La décroissance serait de la récession. C’est faux ! La décroissance, ce serait retourner en arrière et vivre comme des amish. C’est faux ! Tout cela constitue un corpus d’idées fausses auxquelles nous devons tordre le cou, à commencer par celle qui prétend qu’il faudrait décroître dans tous les secteurs, indistinctement. Nous avons besoin de santé et d’éducation ; nous n’allons pas planifier de décroissance pour ces activités.

A la base de l’idée de décroissance, il y a un constat qu’un enfant de 5 ans peut comprendre sans mal. S’il possède 10 lego, cet enfant réalise très vite qu’il ne pourra jamais construire une tour plus haute que ce que lui permettent ces 10 lego. De même, dans un monde où les ressources sont finies, c’est une folie que parier sur une croissance infinie. C’est difficile à accepter, car tout notre système est bâti sur cette idée que nous pouvons fabriquer de la croissance à l’infini. La croissance est notre Saint-Graal. Chacun d’entre nous a peur de remettre en cause le système parce que chacun d’entre nous se débrouille plus ou moins pour gagner un salaire qui permet de rembourser son crédit et subvenir à ses besoins. Mais nous devons changer. Sans cela, nous allons dans le mur. Il faut remettre en cause profondément le système, au-delà des promesses d’une croissance verte qui n’est qu’un cataplasme sur une jambe de bois. Pour paraphraser Aurélien Barrau, nous pouvons continuer à dézinguer la forêt amazonienne, avec des bulldozers électriques. Nous devons changer de paradigme et nous représenter les choses différemment.

Cela peut faire peur. C’est la raison pour laquelle nous devons produire de nouveaux imaginaires, de nouveaux récits qui donnent aux gens l’envie d’y aller. Les questions qui s’ouvrent alors sont cruciales. Comment assurer à l’ensemble de l’humanité un socle pour vivre bien ? Comment décidons-nous collectivement de ce dont nous avons besoin et de ce qui est inessentiel ? Comment réorienter le cours des entreprises dans ces directions ? L’économie doit se mettre au service du bien commun, et non pas être l’esclave d’une croissance qui rémunère le capital bien plus que le travail. Nous allons consacrer cette seconde année de mandat à travailler sur ces questions. Et puis le CJD, n’est-il pas, depuis sa création, ce mouvement révolutionnaire et impertinent qui permet d’ouvrir la fenêtre d’Overton ?

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